vendredi 10 février 2017

D’un flash (1) - [Archives de la base]





Depuis que j’étais rentré, j’entendais le voisin du dessus qui se déchaînait sur sa guitare.
Je regardais contre le mur de ma chambre les livres alignés sur quatre rangées, superposés dans la bibliothèque bon marché. Tous ces livres dressés rouge, jaune, noir, blanc, tous ces livres collés, serrés les uns aux autres à différents niveaux entre les tablettes de la bibliothèque faisaient partie de ma vie. Je m’y retrouvais. Il y avait ceux que j’avais trimballés jusqu’en Espagne, jusqu’en Grèce, à la fac, le week-end, en famille, à la campagne, dans un coin de nature, au fond d’une voiture, ceux que j’avais lus en six mois, ceux qui m’avaient empêché de dormir et d’autres encore, acolytes discrets, compagnons intimes de voyages éclairs, armées d’esprits bienveillants, prêts à intervenir au moindre claquement, prêts à déployer dans le plus grand secret leurs fouets de lignes et leurs lassos de mots, leurs pluies de vignes et leurs nuits dives d’insomnies. Les livres, mes livres sagement rangés.
Chaque tranche, chaque titre de côté formait une longue accolade d’écrins compressés de sens et de mémoire – comme celui qui garde encore du sable caché entre ses pages gondolées, les pages déformées sur une plage arrière au soleil, ou l’autre là, tâché de coulis de framboise ou d’encre verte je ne sais plus, celui à la couverture tordue, déchirée, arrachée – mes bouquins, couverts de cicatrices uniques et irrémédiables. A la lecture de leur titre, telles des mélodies oubliées, chacun d’entre eux conserve une certaine effluve du passé. Toutes ces tranches de livres, tous ces titres, ces auteurs, ces collections côte à côte, rangés, classés alphabétiquement sur la planche de l’étagère, m’appelaient à une promenade, me happaient dans une déambulation floue et nonchalante dans les souvenirs, un petit conte, un songe, une rêverie solitaire debout devant ces petits rectangles pressés et multicolores aux numéros fous, debout dans la pièce lumineuse et silencieuse.
J’écrasais mon joint.
Je ne lisais presque plus rien, le programme télé ou des petits livres, et encore, quand c’était jour de fête. Sinon, plus de romans, plus de classiques, plus de poésies, mais plutôt des nouvelles très courtes, quelquefois, dont je n’arrivais plus jamais à me souvenir. J’avais des hauts le cœur devant le vide sur l’étagère du bas.
Tout ce qui était réuni devant mes yeux provenait d’une autre ère, d’un temps où je m’asseyais encore dans le canapé pour lire toute la journée, au lieu de m’y affaler pour répondre sans arrêt au téléphone, mater la télé ou jouer à la console.
J’ai roulé un autre joint.

*
*          *

Ce jour-là, j’avais revu Milaï par hasard dans la rue – éblouissement de l’œil.
J’avais dû rougir un peu. On était sorti ensemble trois ans auparavant pendant quelques mois. On ne s’était jamais revu, ni même jamais reparlé depuis mon dernier coup de fil un soir de novembre, le soir où je l’avais envoyé chier, assez malproprement il faut l’admettre.
Elle était toujours aussi mignonne. Elle n’avait presque pas changé en fait. Je vis le même éclat dans ses yeux noirs que dans mes souvenirs, ses grands yeux noirs brillants et profonds ; elle était devant moi au milieu de la rue pavée mouillée, je lui ai demandé ce qu’elle devenait – qu’est-ce que je pouvais dire d’autre ? – et je l’ai vue quelques instants, intemporelle, comme si nous ne nous étions jamais quittés.
Elle me dit qu’elle avait tout lâché un beau jour, les études et les petits boulots, pour continuer uniquement à peindre puisque c’est ce qu’elle avait toujours fait dans ses temps libres. C’est ce qui lui avait toujours plu mais, m’expliquait-elle, ça lui avait pris petit à petit pas mal de place sans qu’elle s’en aperçoive, insidieusement en fait. Elle travaillait, elle peignait, elle dormait et plus rien d’autre. Au bout d’un moment, un truc, elle savait pas, peut-être les soirées, les virées en boîte, les tarots, les rencontres, les délires, enfin quelque chose de toute façon lui avait manqué. Elle avait voulu plus de temps et pour peindre et pour vivre. Alors elle avait fait un choix, ça n’avait pas été facile mais c’est ainsi qu’elle s’était libérée des parasites communs quotidiens.
Elle semblait si heureuse, si radieuse, si réjouie que ça donnait envie. Et toi me dit-elle, t’es toujours à la fac ? une fraction d’un quart de seconde, le sol se déroba sous mes pieds. La Terre basculait. Elle tanguait de droite à gauche, un roulis grondant dans les oreilles, comme si j’étais depuis longtemps couché et que je me remettais debout.  
– ouais-ouais, toujours à la fac et enfin en licence ! Ah c’est génial, c’est cool qu’elle répond d’un ton lointain et sinon, tu continues à écrire ? Bah oui, ça avance toujours – j’allais pas lui dire le contraire.
Et tout à coup, elle pencha la tête et fouilla très rapidement dans son petit sac en bandoulière. Elle en sortit un papier qu’elle me tendit avec un petit sourire étincelant, quelques anglaises noires lui barrant l’œil et la joue gauche dans la nuit qui tombait soudainement. C’était une invitation pour la fin de semaine, donc on se reverra là-bas qu’elle me dit. Avec plaisir, mais une invitation pour quoi ? Bah regarde qu’elle me dit aussi. Et là, je vis, je voyais, j’ai vu. J’étais vaincu.
C’était marqué Vernissage. Ouah, super, je me suis écrié. Je l’ai regardée devant moi, point de fuite des perspectives de la rue, et j’ai répété : nan, super, vraiment génial, je suis content pour toi. Et rapidement, on s’est fait la bise, on s’est dit à bientôt parce qu’elle était pressée, je lui ai dit moi aussi, je suis pressé mais c’est sûr je viendrai, je ne veux pas louper ça. T’as intérêt me dit-elle en souriant et, nous sommes repartis chacun de notre côté. Je me sentais tout bizarre d’un coup. Comme si la rue trempée avait changée de couleur.
C’était peut-être le choc de la revoir comme ça au détour d’une rue alors que j’allais rejoindre des potes pour prendre l’apéro – un retour rapide et forcé sur le passé, je n’y étais pas préparé. Ça faisait trois ans qu’on ne s’était pas vu. Je l’avais complètement oubliée. L’épisode était fini, classé dossier d’archive, consigné dans une case, un bloc mémoire compressé – je n’y repensais jamais. Et tout s’était bousculé et se bousculait encor, changement de décor. Tout s’emmêlait.
C’était surtout que c’était ce que je voulais faire aussi depuis longtemps, comme elle avec la peinture, m’engager sur une voie, tout lâcher pour écrire et écrire encore, en immersion totale – je pensais sinon, en gardant un taff et les études, ne pas avoir de temps pour. Finalement ce soir-là, elle avait dû bien rigoler elle. Je n’avais pas pu la convier, moi, à une séance de dédicaces ou que sais-je, lui donner le titre de mon bouquin paru chez je-ne-sais-qui en vente à la Fnac ou chez Virgin. J’étais à moitié dégoûté de l’avoir revue.
Tout avait basculé dans le temps dans prévenir, une claque, et n’ayant revu Milaï qu’inopinément, au détour d’une rue sombre et humide, une pauvre et ridicule dizaine de minutes au grand maximum, éloignement de l’objectif, je m’avisais maintenant de ce que le temps s’était chargé d’effectuer. Et c’était pas brillant. Et ça virait à l’obsession. On a la vie qu’on se fait mon gars et les souvenirs qu’on mérite disait-il en noir et blanc, l’espèce de Gabin bourru en imper sous la pluie qui me poursuivait derrière les feux follets de sa clope au bec. Je me rappelais qu’elle peignait. Sans plus. Et ça avait été toujours moi l’artiste. Je veux dire dans mes souvenirs. Dans ce qu’il s’était passé. Dans ce que j’avais vu.
Marchant tout seul entre les gens dans la rue sous le ciel qui s’assombrissait, j’ai senti le vent sur mon visage. La lumière changeait.
Il s’est mis à pleuvoir. J’avais la gorge serrée.

(...)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire